XII
Alticcio
— Tu n’as jamais entendu parler d’Alticcio ? insiste Caracole, épaté par tant d’ignorance.
— Jamais, jamais ?! Personne dans ton bled d’origine ? Même pas un Fréole de passage ou un Oblique ? Personne ne t’a jamais parlé de cette cité ?
— Non, je vous dis ! Excusez-moi, je ne suis que Coriolis, jeune croc débutante, fille d’airpailleur… Avant d’intégrer la Horde, je n’avais jamais quitté mon village ! Je ne savais même pas que les Fréoles existaient !
) Caracole la regarde avec beaucoup d’amusement. Elle rougit et fait mine de rajuster son harnais pour se donner une contenance. Son traîneau neuf, conçu par Oroshi et poncé par Silamphre, la pousse presque dans le dos dès qu’elle marque une pause : l’aérodynamisme en est décidément excellent avec une éolienne tripale de poussée, couplée aux roues, qui soulage, sinon annule la traction. Il faut simplement espérer que le sable et les gravillons, très présents sur ces plaines de roc drossé, ne grippent pas trop vite le bel ensemble. Caracole me regarde, tout à sa joie :
— Cette fille est un éblouissement, à sa façon. Elle ne sait rien sur rien : c’est magnifique !
— Ça va ! Tu ferais mieux de me raconter ce que c’est, ta cité ! Au lieu de te moquer !
Caracole n’en attendait pas plus. Sous ces vents délicats, qui hésitent entre un slamino de Lahvis, sans turbulence, mollissant colline vers midi et une zéfirine de berceau, l’ambiance est à la légèreté. Dans ce semi-désert aréneux scandé par des pitons, le contre se fait hors Fer et hors Pack, en évolution libre, car la visibilité amont est très bonne et le sol ferme. La flaque gris-vert et sa vase, son brouillard couvant, ses roselières et son odeur lancinante de moisi paraissent bien loin désormais. Chawondasee et ses rues inondées, Chawondasee avec ses maisons-barques, et son accueil entre deux eaux, n’est qu’à six mois de contre en aval pourtant, j’ai déjà oublié. Ici, tout jaillit net et sec, orange sur bleu. Chacun en profite pour bavarder avec son groupe préféré. J’adore marcher avec Caracole et la compagnie de Coriolis a du charme, pour le moins… Auprès d’eux, je me sens bien, ils se taquinent en permanence et Caracole n’est jamais aussi fluide que lorsqu’il se sait attendu et écouté :
— Alticcio – comment t’expliquer ça Princesse ? – Diantre ! Alticcio… Je ne sais pas, imagine !
— Oui… ? J’imagine quoi ?
— Imagine un fleuve de vent… Imagine une ville verticale qui ne serait faite que de tours, de tours immenses et branlantes de plus de cent mètres de haut plantées au beau milieu du courant ! Imagine des beffrois de pierre et de bois, des cathédrales monotours flanquées de campaniles, imagine des pharéoles qui hululent la nuit et se répondent ! Imagine des châteaux d’eau, des palais en verre juchés sur des pitons de marbre ! Imagine des cabanes perchées dans des arbres majestueux, avec un colimaçon enroulé autour ! Imagine des colonnes vertigineuses pas plus larges qu’un corps, avec des moines assis au sommet, les fameux stylites, qui te haranguent quand tu empruntes une passerelle de corde ! Figure-toi la vie des nobles qui habitent les tours, ceux de la Haute – on les appelle les Tourangeaux – ces nobles qui intriguent, qui draguent et qui dorment là-haut près du ciel et ne touchent jamais terre. Ils se déplacent en barcarolle, en ballon d’air chaud, en aile volante ou en vélivélo.
— En vélivélo ?!
— Oui ! Quand ils n’empruntent pas leurs ponts de singe, ne sautent pas de terrasse en terrasse, ne glissent pas d’une tour à l’autre suspendus à un câble, assis dans une cage en osier.
— N’importe quoi ! Tu réinventerais la lune !
— Et en bas, écoute-moi bien jeune fille : au pied de ces tours rampe et travaille la roture : les racleurs. En bas se tient le royaume poussiéreux de tes copains les airpailleurs qui filtrent et tamisent le vent du défilé jusqu’au delta… En bas, il n’y a que des habitats troglodytes, des galeries enterrées et quelques burons arc-boutés dans le lit du Fleuvent. En bas, il y a surtout ce qui tient les nobles en l’air, ce qui permet ballon et barcarolle, faribole et vie de palais…
— Quoi donc ?
— Les réflecteurs, mignonne ! Alticcio a cette particularité d’être située au débouché d’un canyon très encaissé, presque une fente, une incision dans la montagne. En amont de ce canyon, tu as une vallée très large qui se rétrécit progressivement en entonnoir. Si bien que le vent qui s’engouffre amont dans le goulet – pffffeee, il ressort aval avec une vitesse et une pression énormes – sccchhhha ! Les piles des tours ne tiendraient pas sous l’abrasion si les pionniers n’avaient eu l’idée et le culot d’installer, que dis-je, de cribler le lit du fleuve de grands panneaux en métal inclinés, sur lesquels vient buter le courant. Tu me suis, poupée ? Grâce à ces réflecteurs, le vent horizontal ricoche vers le haut. La cité est en quelque sorte portée, soutenue du sol par un matelas d’air ascendant qui permet aux Tourangeaux de planer paisiblement en altitude.
— Sov, dis quelque chose ! C’est n’importe quoi ! Il me prend vraiment pour une cueilleuse !
— Dis ça devant Aoi, tiens !
— Aoi est sur son nuage depuis la flaque de Lapsane ! Ils m’énervent avec Steppe à s’embrasser tout le temps !
— Tss tss, jalouse ? Va donc chercher Larco : il sera ravi de les imiter avec toi !
π L’accueil que nous avions reçu à Chawondasee ne passait pas. Deux mois après, je le ressassais encore. Nos rares périodes d’échange avec l’extérieur prolongeaient longtemps leurs effets dans le désert. À proprement parler, nous n’avions pas été accueillis. Personne dans l’Escadre frêle, à commencer par le commodore et le contre-amiral, n’avait jugé bon de prévenir les autorités locales de notre possible arrivée. Il passait une horde tous les vingt-cinq ans, au mieux. Notre exploit n’avait pourtant eu l’air de fasciner personne dans la cité. Un pli de courtoisie nous avait été remis de la part « de toute l’Escadre ». Sov avait eu une lettre. Quelques matelots avaient laissé des bibelots pour les filles. Point à la ligne.
L’escadre était repartie amont quatre mois après nous avoir quittés à Port-Choon. C’était la limite convenue, soit. Mais à quatre jours près, en avalant un peu dans la flaque, ils nous auraient facilement repérés. Encore eût-il fallu qu’ils le veuillent… Les doutes qu’avait soulevés la présence de Silène dans l’escadre s’en trouvaient très amplifiés. En nous en dissuadant d’une façon habile, le commandement nous avait au fond poussé vers la flaque. Qu’il ait espéré nous y voir disparaître m’avait effleuré lors d’un repérage de nuit. Aujourd’hui, le soupçon ne m’effleurait plus : il m’écorchait, il m’entaillait même.
Tout en étant très isolée, en partie à cause du caractère de Golgoth, notre horde conservait des relais fiables dans quelques villages. Des informateurs et des compagnons de l’Hordre qui prenaient souvent leur distance avec l’Hordre, justement. À sept ans aller-retour d’Aberlaas en navire rapide, les informations que nous obtenions étaient bien sûr obsolètes. La transmission par pharéoles toutefois, sur l’axe Bellini, le plus rectiligne de la bande de Contre, accélérait la remontée des messages cryptés. En jouant sur la position des huit pales, des messages brefs étaient codés d’éolienne en éolienne. Par cette méthode, nos meilleures sources confirmaient depuis plusieurs années une dérive au sein du Conseil de l’Hordre. Elles disaient au fond ceci : une fraction croissante de l’Hordre voulait nous lâcher. Pas seulement nous : toutes les hordes futures. Ils parlaient d’abandonner le principe même de former des Hordes ! Les progrès technologiques des Fréoles donnaient à penser aux optimistes qu’ils atteindraient l’Extrême-Amont avant nous. En machine. Miser sur des escadres d’élite promettait des résultats que huit siècles de hordes n’avaient pour l’instant su apporter. Posait encore problème le verrou glaciaire de Norska, heureusement. Je m’étais longtemps rassuré en m’accrochant à cette vérité : seule une horde authentique contrant à pied pouvait rencontrer les neuf formes du vent. Naïveté spirituelle ? Pour la Pragma en tout cas, même cette vérité commençait à être remise en question (me rapportait-on). À Aberlaas, notre aura s’étiolait. Les jeunes s’embarquaient avec enthousiasme dans les expéditions fréoles. Devenir traceur, devenir scribe ou aéromaître, faisait rêver moins d’enfants. C’est ce que prétendaient nos sources. Sûrement parce qu’on ne leur présentait plus notre destin comme auparavant. Comme un héroïsme quotidien. Une aventure pure. Ce qui comptait désormais semblait être le combien, pas le comment. Combien : la vitesse atteinte, la distance parcourue, les records de trajet. Et pas comment : le courage physique, la finesse de contre, l’invention d’une Trace.
— En plus d’être une merveille architecturale, Alticcio est un pôle intellectuel unique dans la bande de Contre. La ville a attiré de nombreux pionniers, des chercheurs d’air, des flibustiers de grand vent. Mais elle a aussi su fixer quelques-uns des plus brillants ærudits. D’après Oroshi, elle contiendrait la bibliothèque la plus profonde sur l’Extrême-Amont. Ce n’est pas étonnant, encore une fois, parce qu’Alticcio est vraiment devenu au fil des siècles la base avancée de l’amont. C’est de là que les expéditions fréoles partent pour explorer l’inconnu.
— D’accord, mais tout à l’heure, vous m’avez dit que le canyon est quasiment infranchissable ! Comment ils font, les Fréoles ?
— Alticcio est adossé à une chaîne de montagnes très élevée : le massif des Malachites. Roc et glace partout, tu n’as aucun appui pour escalader, des à-pics et des barres rocheuses coupent l’ascension, ça ne passe pas, ni en véhicule ni à pied !
— Il n’y a pas moyen de contourner cette chaîne, au nord ou au sud ?
— Si, justement. C’est ce que font les expéditions fréoles et certains Obliques. Mais à pied, ça demanderait presque une année ! Aucune horde n’a jamais essayé cette solution, ceci dit ! Le défilé est la trace directe, la voie évidente. La seule voie !
— Et par ce défilé, ça passe ?
— Ça n’a pas passé jusqu’à la 27e Horde. Il faut dire qu’Alticcio a longtemps été considéré comme la ville-frontière par excellence. Jusqu’à la 18e Horde, aucun scribe n’imaginait qu’il y ait quelque chose derrière la porte d’Urle car…
— La porte d’Urle ?
— C’est le nom du couloir qui se trouve au cœur du canyon. La pointe du cône amont, si tu veux. Là où l’entonnoir se resserre au plus étroit, avant de se réélargir. Jusqu’à la 18e Horde, cette passe était mythique. Les carnets de contre que j’ai lus disent que ça hurle là-dedans plus fort que pour un furvent ! C’est insoutenable, ça terrifie d’abord par le son ; et ensuite, il y a la vitesse inhumaine. À cette époque, on imaginait que la Horde qui franchirait la porte d’Urle atteindrait l’Extrême-Amont. Il a fallu attendre la 27e Horde pour savoir…
— Celle du premier Golgoth ?
— Oui. Ils ont utilisé une technique de contre révolutionnaire : le contre plombé. Le premier Golgoth a demandé à son forgeron de couler des casques intégraux en acier fritté de trente kilos, profilés en goutte et évasés sur la nuque ! Ça a pris un mois. Ces casques étaient impossibles à porter debout sans se briser les cervicales ! Ils étaient faits pour contrer couché, face contre terre. Ils ont avancé ainsi, mètre par mètre, sur les deux cents mètres à découvert de la passe, en rampant et en raclant leur casque sur la roche, avant d’atteindre le premier coude un peu abrité. Là, ils ont changé de casque et ils ont continué, chaînés bras-jambes, en chenille, Golgoth en tête… Ça a duré vingt-deux heures ! Mais ils n’ont pas perdu un homme !
— Le plus émouvant est que le jour même, les airpailleurs qui travaillent sous l’écluse d’Urle ont récupéré les casques intégraux, salement cabossés, dans leurs grillages. Ils ont cru que toute la horde y était passée. Certains, pourtant, espéraient encore parce qu’ils ne voyaient pas les corps arriver ! En retournant les casques, un airpailleur s’est rendu compte qu’à l’intérieur, il y avait des inscriptions sur le capiton de cuir. C’était des testaments, des messages d’adieu ou d’amour, des phrases talisman… Un seul casque était vierge de tout message. Il avait juste son poinçon de fabrication : un Ω, avec le 1 inscrit dedans.
— Le premier Golgoth ?
— Oui ! Lui n’avait pas douté un seul instant qu’il survivrait ! Il n’avait même pas pris la peine d’écrire quoi que ce soit.
— C’est une lignée complètement barrée, ces Golgoth ! Bonjour l’hérédité ! Et nous, on a écopé du neuvième, le pire de tous !
— C’est-à-dire le meilleur. Avec lui, princesse, nous irons au bout, crois-moi. Ou alors, ça veut dire que personne n’ira jamais au bout !
) La joute avait été fixée en fin d’après-midi au palais de la Neuvième Forme. Parmi l’incroyable compétition de tours et de beffrois, de phares et de flèches, de colonnes courtes et de cathédrales étroites qui striaient Alticcio, entre le fouillis des minarets en pisé, des campaniles d’albâtre, des cônes et des donjons de granit équarri, à travers les séquoias surchargés de cabanes et de cordages branlant à la rafale, parmi les châteaux d’eau massifs et les tours thermiques hérissées de tuyères, au-delà du farrago des terrasses et des places suspendues en plein ciel, carrés nets d’où partaient quelque aévenue indécelable au profane, parmi les innombrables toits en lauze, en tuile cuite, en bardage, inclinés ou plats, à dôme ou à bulbe, desquels se surélevaient les éoliennes domestiques, certaines à tambours, d’autres verticales à trois, six, vingt-deux pales, en bronze ou en bois, en toile parfois, parmi cette majesté inoubliable de palais privés qui poussaient chaque année un peu plus haut pour mieux accrocher la lumière et le vent linéaire, Caracole me désigna du doigt un magnifique bourgeon de verre, posé à plus de cent mètres de haut à l’extrémité d’une tige renforcée de pierre et de fer. La tour qui le soutenait, choix rare, possédait un escalier extérieur en colimaçon, dont les marches, de verre épais, s’enroulaient jusqu’au sommet. Fierté des artisans-verriers, le volume du palais imitait une immense goutte d’eau, dont le bord d’attaque aurait été soufflé et comme retroussé par le vent. Avec son dôme oblong culminant à une vingtaine de mètres au-dessus de la plate-forme et la bordée d’arceaux métalliques qui en partait pour souligner les courbes, l’ensemble donnait à cette distance une impression équilibrée de fragilité cristalline et de force contenue qui l’apparentait vraiment, à mes yeux, à un bourgeon en attente d’éclosion minérale.
Du beffroi où nous étions hébergés, Oroshi, Coriolis, Caracole et moi, le palais était à dix coups de pédales d’un vélivélo, guère plus – si l’on tirait un profit honnête des ascendances conjuguées du réflecteur et de la tour thermique, intercalée, dont on sentait, accoudé au balcon, l’odeur de feu de bois monter jusqu’à nous. Nul besoin par conséquent de se presser – encore que l’accumulation des barcarolles et des ballons sur la plate-forme, devant le palais, et la vision des Tourangeaux s’installant derrière les parois de verre dans l’hémicycle, en une nuée de points noirs, donnait une certaine urgence à nos derniers calages.
Caracole, par amitié, faute d’autres choix aussi, m’avait donc promulgué « écuyer tranchant » pour la joute. Charge à moi de l’épauler autant que faire se pouvait, du mot et du verbe dans le duel, que chaque Tourangeau croisé nous annonçait redoutable, qui allait l’opposer à Sélème le Stylite, dans moins d’une heure maintenant…
Des rumeurs et ouï-dire que nous avions pu collecter ressortaient cinq points : Sélème vivait en ascète sur une colonne de carrare de cinquante mètres de haut depuis dix-huit ans ; il manipulait le langage comme personne ; ses discours bénéficiaient d’un crédit intellectuel et d’une ferveur religieuse indiscutables ; il avait été provoqué en duel une centaine de fois dans son existence ; et il avait toujours gagné.
En tant que scribe, j’avais demandé, et obtenu, le règlement des joutes. Celui-ci laissait une large part au hasard puisque sur une trentaine d’épreuves potentielles, trois seulement étaient retenues pour le combat. Les deux premières étaient tirées au sort, mais la troisième, point intéressant, était laissée au choix du perdant pour lui permettre, le cas échéant, de refaire son retard dans la dernière manche. J’avais persuadé Caracole de lire les minutes des duels antérieurs de Sélème, je l’avais poussé à étudier son style et ses réparties, à analyser ses travers et ses atouts, et il en avait tiré la conclusion suivante :
— Le bonze improvise peu. C’est un rimeur, pour l’essentiel, il ne connaît qu’une forme du rythme, il rime long, il contre-assonne peu. En duel, il se sert des strophes qu’il a dû modeler, à dada sur sa colonne, à longueur de journées ! Il est technique, très pointu en lexique, il a quelques éclairs parfois, mais il apprend beaucoup par cœur.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne peux pas le deviner à la lecture des comptes rendus !
— L’improvisation se lit à l’oreille, scribouillard : elle possède son propre tempo, elle rime souvent impair et court. Les laisses de Sélème sentent la sueur. Son flot manque de staccato, c’est un flot de vache à lait, il presse ses pis et il en tire sa crème, à coups de baratte…
— Il est battable, alors ?
— Tu sais, Sov, les jurés de joute aiment ce goût de beurre. Ils sont sensibles aux rimes plates, au « barattin » – avec deux t, tu me suis ? Il va falloir jouer vite pour l’acculer à des cadences dont il n’a pas l’habitude. Et puis le déborder en stylibre, si j’obtiens l’épreuve. Je vais me débrouiller pour être derrière à la fin de la deuxième manche.
— Qu’est-ce que je dois faire pour t’aider, Carac ?
— M’écrire les mots, le maximum de mots, des verbes surtout, et des expressions drôles, courtes, des monosyllabes, sur ta tablette d’argile.
— C’est tout ?
— C’est tout ! Sais-tu, pour ta gouverne, que l’écuyer tranchant, dans la chevalerie, est celui qui découpe la viande ? Découpe la langue pour moi, en bouchées agiles ! Et nous ferons bombance, vilain !
π La joute débute dans une vingtaine de minutes. Et Caracole et Sov ne sont toujours pas là ! J’ai été mené au palais en barcarolle. J’admire la technologie de cette cité. Elle doit certes beaucoup aux Fréoles pour l’utilisation des ailes, les matériaux légers et la portance dynamique. Mais ils peuvent se targuer de posséder en propre d’excellents aérologues. Je me suis retourné plusieurs fois. La plate-forme est désormais saturée de véhicules volants. On dirait une exposition d’œuvres d’art. Barcarolles longues et fines, toutes ailes rétractées. Ballons passifs à air chaud. Ballairs dirigeables. Vélivélos à aile delta, vélivélos autogires. Planeurs. Parapentes de poche. Éolicoptères. Les palatins les longent aux crochets d’amarrage. Ils les alignent afin de libérer la piste d’atterrissage. Le granit y est poli par l’usage en une bande nette.
La salle de spectacle du palais de la Neuvième Forme a une jauge, m’a-ton affirmé, de deux mille personnes. Le centre de la salle est occupé par un épais disque de cuivre qui fait six mètres de diamètre. Il est percé en son centre par un axe qui se prolonge jusqu’au sommet du dôme. Cet axe est couplé à la rotation d’une éolienne à tambour qui prend le vent sur le toit. Par cet ingénieux mécanisme, le disque de cuivre tourne lentement sur lui-même. Cela permet à chaque spectateur d’apprécier la scène et ceux qui s’y trouvent sous tous les angles. Le stylite y est déjà installé en tailleur, son scribe à ses côtés. Il paraît hermétique à l’effervescence qui agite le public. Il a les yeux fermés et semble marmotter dans son absence de barbe. En face de lui, sur le diamètre opposé, deux trônes ont été disposés. Ils attendent Caracole et Sov. Les spectateurs ont déjà pris place dans les gradins étagés autour de la scène. Les comtes palatins officient à l’entrée afin d’accorder aux aristocrates tourangeaux des places à la mesure de leur rang présumé. En raison de notre statut, on ne cesse, Golgoth et moi-même, de venir nous saluer. Cette déférence est agaçante et artificielle. Elle est le fait des nobliaux qui intriguent dans la cour de l’Exarque.
— Quoi foutent, tubleu ?
Golgoth, comme toute la horde, s’impatiente. Les palatins nous ont installés côte à côte au premier rang, en léger contrebas de la scène.
— Caracole doit préparer son entrée, avance Larco.
Coriolis le regarde en hochant la tête. Elle a la peau des doigts qui saigne.
L’anxiété. Elle porte des boucles d’oreilles en argent, un collier qu’un Tourangeau lui a offert et des bracelets qui tintent à chacun de ses mouvements. Sa toilette est pour une fois resplendissante, sa peau parfaite : l’apport de la vie en cité. Larco lui chuchote quelque chose à l’oreille. Sa joue s’empourpre. Elle sourit. Elle rayonne de l’énergie qu’elle ne fournit plus pour le contre. Comme nous tous je crois, après ces quatre jours de repos.
∂ Soudain, le brouhaha de feutre, étouffé par le velours des fauteuils, se déchira sur un cri. Car le page d’accueil annonça, lisant le rouleau qui lui avait été remis, d’une voix d’abord sérieuse et forte, puis progressivement décontenancée :
— Oyez ! Permettez-moi d’introduire devant vous, nobles Tourangeaux, son Altesse Jovialissime, le Prince du Pharynx, Grand-Duc de Fatrasie, Haut-Parleur, Chevalier émérite des Lettres de l’Alphabet, barde, bateleur et saltimbanque, Grand Rhéteur Hérétique du Haut-Lexique, vice-grammairien, Escamoteur à ses heures, Prêcheur à la ligne, Chasseur de signes, Frimeur, phraseur, rimeur, Poète pourtant, Esthète du Bon Son et parfois même Troubadour – accueillez comme il se doit, des pieds et des mains, le moins sobre de tous les arlequins – j’ai nommé Caracole, de la Horde du neuvième Golgoth !
x Par une sorte d’enchantement, Caracole est apparu derrière le page. Il est venu drapé dans un manteau d’arlequin neuf, chaussé d’escafignons, et il porte, sur la tête, un chapeau de cuir ouvragé duquel débordent ses cheveux bouclés jusqu’aux épaules. S’il présente les traits d’une élégance presque féminine, son allure, son regard et sa voix restent virils. Il dégage une forme de grâce sans être affété. Sa séduction, qui opère immédiatement sur le public, il la tire de cette harmonie, chez lui si constante, entre ses gestes francs et masculins et cette désinvolture, ce laisser-aller princier, qui ne tutoie guère la vulgarité. J’ai fermé les yeux à son arrivée afin de bien saisir sa signature aérologique, mais la foule brouille ma perception.
Le page a attendu que l’excitation et les rires retombent pour présenter Sov. Il porte un maillot de lin bleu, de ceux qu’Aoi tisse si remarquablement. Il a coupé ras sa barbe, se tient droit. Ses yeux bleu clair scrutent la salle, son regard est comme toujours précis et habité, intelligent. Il avance sans grande assurance pourtant et il serait impossible, pour qui ne l’aurait jamais vu contrer, de deviner son rang dans le Fer ou la puissance de sa musculature longiligne.
— Son « écuyer tranchant », le Scribe de la Horde, qui est également maître transcripteur du Vent, j’annonce Sov Sevcenko Strochnis !
) Des applaudissements réservés clapotent et pétillent sur les parois de verre du palais. Les patins des fauteuils couinent sur les lambris des gradins. Je me sens rougir sous l’intensité de l’attention qui se porte sur moi, si bien que j’emboîte le pas à Caracole qui lance force baisers au public, monte prestement sur la scène et se dirige sans préséance vers le stylite. L’échange des regards est bref, la poignée de main molle et glaciale au toucher. Le stylite n’a pas pu, ou pas voulu se lever et il se tient en tailleur, un peu voûté, sur le disque de cuivre. Il ne porte qu’un suaire d’un blanc sale, son crâne est lisse, ses joues creusées, sa peau sans couleur. Il se dégage pourtant de lui une sorte de puissance têtue, une énergie d’intellect cru, qu’on pressent perspicace et féroce sous l’humilité affichée. Elle me met mal à l’aise et pour tout dire : elle m’impressionne. Sans s’attarder, Caracole a rejoint son trône et je m’assois à ses côtés, posant au sol mon encrier, avec un morceau de parchemin cloué sur un cadre où j’ai inscrit, pour m’aider, le maximum de termes – j’y puiserai au besoin. Sur mes genoux, je pose ma tablette d’argile légèrement humide et j’agrippe mon stylet pour me donner une contenance. L’atmosphère de la salle est surchauffée. Le public, pour l’essentiel tourangeau, bien que comportant, par grappes, quelques racleurs bénéficiant de passe-droits, manifeste par chuchotements son impatience.
Ω Il croyait quoi, l’Exarque ? Que j’allais me chier dessus pour son épreuve, me défausser sur Firost ? Le laisser enfoncer sa masse de couenne à travers le fleuve en crue, prendre pleine viande le rafalant, à MA place ? J’ai provoqué ce mec, ouais ! Recta ! Exarque ou pas, quoi fout ? Cette face de loup, qui ramène sa truffe parce qu’il est nommé direct par le Conseil de l’Hordre ici-bas, il avait pas à geoler ce racleur qui nous a reçus ! Ce type savait pas qui on était ! Il nous a ouvert son buron et il nous a pagé sur ses filets. Quoi de mal ? Et même ! Il aurait sonné qui là-haut, dans les tours, à minuit ? Ils peuvent pas approcher à quatre mètres d’une tour sans prendre un carreau dans l’épaule ! Ici c’est : en haut les noblaillons qui rotent et qui se branlent dans les baldaquins, en bas la roture, juste bonne pour eux autres à racler les rognures balancées des créneaux, à vivre à même le fleuve, à touiller du grain comme ils peuvent dans leurs tamis, des éclats de nib, rien, des miettes de ferraille qu’on leur rachète une goulée de gnole ! L’aurait fallu quoi, que je gobe ma salive ? Pas moufter ? Que je tape sur le bide du grand type en toge couleur vinasse en lui disant : « T’as raison, gars, fous ce brave pailleur au donjon, il t’a même pas prévenu, le bougreau, qu’on rappliquait par chez toi ! » ? Peut-être qu’il voulait aussi un baise-paluche, tant qu’à faire ?
π Avec une prestance certaine dans sa robe bleu roi, le maître de cérémonie s’est avancé sur la scène. Il présente les jurés de la joute. Sept érudits, la plupart barbus et très calmes, qui examinent Caracole sans mot dire. À leur côté, perché sur une chaise haute, se tient le juge de signe, nerveux et ciselé. Il sera le garant du respect des règles langagières. Il esquisse un salut froid. Nous est ensuite présenté le « scorie » qui officie au pied d’un portique à socle pivotant. À son aplomb tournent des cylindres d’étain gravés de chiffres : le scorie décomptera et inscrira le score au fur et à mesure de la joute. Enfin, prenant place sur le disque, à égale distance du stylite et de Caracole, l’arbitre est appelé. Il se tient debout. Il paraît fiable. Le maître de cérémonie passe aux élégances :
— Son Altesse l’Exarque, Messeigneurs et Comtes d’Alticcio, Messeigneurs de la Horde du Contrevent, Augustes Palatins qui nous faîtes l’honneur, une nouvelle fois, de nous accueillir dans ce palais de la Neuvième Forme, permettez-moi de rappeler aux nobles Tourangeaux, mais aussi aux représentants de la Hanse des Racleurs ici présents, les enjeux de la joute oratoire, d’une nature très-exceptionnelle, qui va avoir lieu devant vous. Comme la rumeur publique vous en a peut-être informés, Son Altesse l’Exarque, suite à un différend avec le neuvième Golgoth, Traceur de la Horde, a décidé de soumettre l’ouverture de l’écluse d’Urle, qui leur est indispensable pour accéder en Extrême-Amont, à une série de trois épreuves. Le principe en a été fixé séante tenante et la Horde ne saurait y déroger. Trois champions ont été désignés par le neuvième Golgoth pour relever ces trois défis proposés par l’Exarque. Erg Machaon, Combattant-protecteur, a remporté le premier. Le second a été relevé hier par le Golgoth lui-même, avec succès, dans des conditions de crue impressionnantes. Le troisième a lieu ce soir, ici même, devant vous. Il oppose Caracole, troubadour de la Horde, à celui que je ne vous ferai pas l’affront de présenter puisqu’il est réputé très au-delà de notre cité, jusqu’à Aberlaas même, pour sa grandeur et pour sa probité : j’ai nommé Sélème le Stylite !
Ω Quand il a tordu le pif et ramené sa clique, l’Exarque, j’ai bien cru qu’Erg allait les hacher à l’hélice. Pietro a calmé le jeu et ça s’est tassé aussi sec. Puis y a eu cette ripaille en notre honneur, au palais de mon pote Tête-de-Loup, où je me suis gobergé comme jamais, ça arrivait de partout, les gorces du plafond à la manivelle, la volaille jetée sur les tablées, les légumes en tambouille, et roulent les tonneaux, ça gerbait dans les écuelles – même Ergo se lâchait, c’était du gueuleton de première main, avec jongleuses et ménestrels, de la putain partout peinte aux lèvres, des trouvères entre les plats, ça beuglait bon enfant, j’étais pas le dernier à tâter les croupes à la volée, à toucher de la touffe pas vraiment farouche, à rigoler quoi ! Puis ce pisse-froid d’Exarque a demandé le silence. « Une information » qu’il a dit. « Que l’écluse d’Urle dépendait de sa féodalité », « qu’une demande d’autorisation devrait être formulée par le traceur pour pouvoir accéder amont », « qu’elle serait examinée dans les délais en vigueur à la cour », et tout à l’avenant. Ça a duré, chais pas… Trop pour moi faut croire ! On m’a dit que j’ai grimpé sur la table, que j’ai pissé sur la poufiasse de l’Exarque. C’est pas impossible – j’étais franc bouyave, je me rappelle de rien. J’ai gueulé que la horde avait pas besoin d’autorisation pour tracer. Que personne nous avait jamais bloqué un contre ! Ça a pas plu. Ils ont réagi méchant, genre offusqué, on m’a dit. Et là ça s’est foutu sur la gueule qu’on m’a dit – Erg, Firost et Léarch ont appuyé cinq ou six nobliaux à coups de chandelier en bronze. Je me souviens de rien. Au final, un comte s’est ramené dans la cohue. Il a proposé un défi « pour trancher la querelle ». Trois épreuves à relever. J’ai dit yak ! C’était plié. J’ai qu’une parole.
— Cette joute, vous l’aurez compris, revêt une importance cruciale pour la Horde du Contrevent. Si son troubadour ne ressort pas vainqueur du duel, l’accès à l’écluse d’Urle leur sera interdit. Ils n’auront plus d’autre choix qu’un contournement périlleux par le massif des Malachites ou un recours en grâce, sans garantie d’obtention ni de délai, auprès de Son Altesse l’Exarque qui a…
— Y aura pas de recours en grâce !!!
∂ La salle entière se tourne vers la voix qui vient d’interrompre brusquement, et au mépris de toute préséance, le maître de cérémonie. La réprobation et la surprise sont audibles dans le caquètement des noblaillonnes. Notre Golgoth s’est levé. Je l’adore lorsqu’il est ainsi. Il toise l’Exarque, effrontément, assis dans un box avec sa cour, deux rangs plus loin :
— Y aura pas de recours en grâce. On va plier votre pantin !
— Nous verrons cela mon ami, rétorque le porte-parole de l’Exarque. L’Exarque, pour sa part, ne parle jamais. Où alors uniquement lorsque ses mots peuvent faire, directement, actes. C’est-à-dire pour prononcer une sentence, proclamer un édit ou bannir un racleur. Ce fumier reste de bois sous l’attaque, fait mine de l’ignorer et indique, de la main, au maître de cérémonie qu’il peut continuer. Je suis fier de Golgoth, fier qu’il leur montre qu’on ne courbera pas le tronc devant leur noblesse putride qui festoie et ricane en haut des tours quand les racleurs s’écorcent jusqu’à l’aubier des vertèbres pour leur fournir chaque jour leur matelas d’ascendance ! Ça me débecte !
π L’intervention de Golgoth est inutile. Elle ne fera que renforcer la détermination de l’Exarque si Caracole perd. Elle pique son orgueil là où l’on pouvait espérer fléchir sa mansuétude après l’exploit d’hier. La popularité acquise par Golgoth auprès des racleurs pouvait être politiquement exploitée. Ouvrir la porte d’Urle malgré une défaite serait même passé pour une preuve de noblesse. En une phrase, par sa morgue, Golgoth vient de nous condamner : à l’exploit. Il met une pression démesurée sur Caracole. Sov est livide sur son trône. Heureusement que son rôle sera mineur. Toutes mes sources ont été formelles : les joutes sont souvent très techniques, le brio n’y suffit pas. Il faut avoir travaillé ses laisses, pratiqué les lipogrammes, le monovocalisme, la prose sous contrainte. Caracole est un remarquable orateur, un conteur hors pair. Il joue admirablement sur les mots. Mais les contraintes lui répugnent. Je doute qu’il excelle dans les exercices langagiers.
x J’ai trouvé un peu légère la réaction des filles hier à l’exploit de Golgoth. Alme, qui a pourtant suivi avec moi sa remontée du delta jusqu’à l’écluse d’Urle, a eu cette remarque blasée : « Et alors ? Il l’a fait, oui. C’est Golgoth, quand même ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si on en est là, c’est à cause de lui, non ? Il a juste rattrapé le coup… »
Grâce au ballon, j’ai pu rester à son aplomb les quatre kilomètres que couvrait le contre, de sorte que j’ai vraiment pu apprécier ses choix et mesurer la qualité de sa trace en terrain complexe. L’Exarque avait, comme prévu, fait ouvrir l’écluse d’Urle pour une heure. Le vent s’est donc déversé directement dans le lit du fleuve avec une violence dévastatrice. La difficulté de l’épreuve tenait toutefois moins à la vitesse linéaire du flux qu’aux turbulences de sillage dans une zone encombrée de burons, de tours et de réflecteurs. Elle tenait aussi aux déchets solides et aux tas de sable charriés dans la coulée, lesquels multipliaient les risques de blessure. Golgoth avait choisi de mettre le plastron et les protections aux cuisses, aux genoux et aux tibias, avec le casque intégral en bois, celui que j’ai conçu. Ça l’a rendu plus lourd mais pas moins habile. Il n’a fait qu’une grosse erreur, en sortie d’abri. Protégé par un réflecteur, il est sorti à contretemps sur une salve ascendante. Et honnêtement, même à la hauteur où j’étais, ça se lisait en toute clarté au vortex de poussière qui s’enroulait derrière le réflecteur. Mais Golgoth a ignoré cette règle de base qui consiste à regarder la traîne aval avant de sortir, et il a pris en plein corps une rafale blaastée. Déséquilibré, il a accroché, dans un geste réflexe du bras droit, le rebord du panneau d’acier et il a pendulé derrière l’obstacle. C’était très limite.
Sov n’est pas du tout à l’aise ce soir, le pauvre. Je ne sens pas du tout cette épreuve de rhétorique, ni ce stylite qui dégage un vortex circulaire très égocentré, avare.
— Nous allons sans plus attendre procéder au tirage au sort de la première épreuve !
) Depuis plusieurs minutes, je m’efforce d’inspirer et de souffler. Je voudrais être partout ailleurs, mais pas là devant ces deux mille personnes, pas à jouer avec l’avenir de la horde qui me regarde et qui compte sur moi. Je me reconcentre, je parle à Caracole dont la confiance me rassure et passe un peu dans mes veines. Le maître de cérémonie vient d’expliquer que le disque de cuivre où nous nous tenons est découpé en trente-deux quartiers à l’intérieur desquels a été gravé le nom d’une épreuve. Éparpillé par l’anxiété, je n’avais pas vu ces inscriptions damasquinées en argent : fatrasie, rondel, trigramme, anagramme, tautogramme, oxymoron… Je connais le sens de ces termes, sans forcément connaître les épreuves dont ils font l’objet. Du sommet du dôme, une longue hélice monopale vient d’être lâchée : elle glisse le long de l’axe qui assure la rotation du disque et tourne sur elle-même grâce au pas de vis.
— Ce sera palindrome… me chuchote Caracole à l’oreille. Prépare quelques boustrophédons… des anacycles…
— D’accord…
Je ne cherche pas à comprendre comment il sait ce que sera l’épreuve, j’obéis et je marque sur ma tablette, à la va-vite, une poignée de mots qui se lisent dans les deux sens : ici, non, elle, rêver, rotor… Si c’est effectivement palindrome, j’ai de la chance puisque je connais plutôt bien le principe et que j’ai acquis quelques notions de stratégie en étudiant les joutes antérieures.
π La pale atteint le sol. L’absence de pas de vis sur le dernier mètre de l’axe laisse l’hélice achever d’elle-même sa rotation. Après avoir frotté de façon sonore sur le métal, elle s’arrête sur un quartier du disque, presque en face du stylite.
— Palindrome dialogué ! annonce l’arbitre d’une voix tonitruante.
) Caracole sourit et me fait un clin d’œil. Il lit ma tablette, hoche la tête et me prend par l’épaule. La chaleur de son geste me fait profondément plaisir. Je sais qu’il le fait surtout pour me rassurer mais l’intention même me suffit, elle me touche au cœur, elle me donne foi en nous :
— On va gagner, Sov, crois-moi. Et ce sera grâce à toi !
L’arbitre s’adresse au public :
— Un palindrome est une phrase qui, si l’on ne tient compte ni des espaces, ni des apostrophes, ni des signes de ponctuation, peut être lu indifféremment de droite à gauche ou de gauche à droite, en gardant la même signification ! Par exemple « un rotor nu » est un palindrome puisque, que vous le lisiez dans un sens ou dans l’autre, il présente les mêmes lettres dans le même ordre. Cette épreuve se déroule sous forme de dialogue, chaque adversaire s’exprimant tour à tour. Notre juge de signe validera la rectitude des palindromes. La notation de l’épreuve tient compte à la fois de la longueur des palindromes déclamés, de leur caractère compréhensible et de leur pertinence au sein du dialogue engagé.
Le maître de cérémonie achève la mise en bouche :
— Augustes champions, il est temps de montrer vos talents ! Par tradition, la main est accordée au champion qui se trouve le plus près de l’hélice. Sélème le Stylite, vous avez donc l’honneur de commencer…
π Le silence qui tombe du dôme est d’or. L’excitation du public a fait place à une écoute exacerbée. Le stylite ferme les yeux. Il se concentre de longues secondes. Pas un son ne raye le cristal d’attente. Il paraît serein et tendu – tendu pourtant –, une arbalète. Enfin, il lâche son premier carreau. Les applaudissements éclatent aussitôt.
] Sélème : « Engage le jeu que je le gagne ! »
) Pfff ! Le juge de signe, presque immédiatement, a levé son drapeau bleu pour valider le palindrome. J’entends derrière moi, au premier rang, une comtesse lettrée stipuler qu’il s’agit d’un départ classique, d’une ouverture presque banale, comme on peut en recenser aux échecs, mais je reste sous le choc de l’équilibre et de l’à-propos de la phrase, j’en remonte les lettres une par une à l’envers : e, n, g, a, g, puis e, l, puis e, j, puis e, u, q… puis j’arrête, convaincu. C’est à Caracole de répondre. Ça démarre très fort. Je ne sais pas ce qu’il va faire.
¿’ Caracole : « L’âme sûre ruse mal ! » Des bravos enthousiastes saluent illico sa riposte, ils viennent surtout du haut des travées où sont agglutinés les racleurs invités et de jeunes Tourangeaux fort en gueule qui semblent avoir déjà choisi leur camp ! Tant mieux ! Mais le stylite réplique sans attendre.
] Sélème : « L’âme sœur, elle, rue, ose mal… » Aïe ! Il utilise une technique que j’ai lue : il ouvre en son centre notre palindrome pour l’agrandir et surenchérir ainsi avec élégance, et non sans efficacité. Le public, connaisseur, salue Sélème par une salve soutenue. Mais Caracole refuse de se laisser enfermer, il bifurque déjà sur un autre terrain, plus poétique…
π Le rythme s’accélère très vite. Le stylite semble pressé de tester les résistances de notre troubadour. Caracole répond du tac au tac, presque sans pause. Le silence dans la salle est d’écoute. Chacun essaie de suivre. On lit l’intensité de l’attention sur les visages, la haute tenue du duel à l’attitude des lettrés. Beaucoup prennent des notes. Le juge de signe valide. Il paraît suivre de justesse. Les yeux des jurés s’allument sous la tournure que prend la joute. Je demeure incapable de mesurer la difficulté du jeu à cette vitesse. Je saisis juste que Caracole est à la hauteur et pousse Sélème dans ses retranchements.
] Sélème : « Erg immigré ! Erg en nègre ! Vos Sov ! Le Traceur à la rue : cartel ! »
¿’ Caracole : « En nos repères, n’insère personne ! »
] Sélème : « Le sert-on ici, notre sel ? »
¿’ Caracole : « Tâte l’état ! C’est sec. »
] Sélème : « Léger regel ? »
¿’ Caracole : « Saper ses repas… »
] Sélème : « Semi-auteur, ô mâle ! La morue tu aimes. »
¿’ Caracole : « Euh… Hue ! »
) Un léger flottement suit notre réplique. Mais le juge la valide ! Le palindrome, bien que court, est si inattendu et inventif qu’il a déclenché l’hilarité et suscité la sympathie du public, lequel en profite pour relâcher sa tension. Tout le monde guette la réaction du stylite. Sa réponse montre qu’il sait s’adapter, malheureusement pour nous.
] Sélème : « Eh, ça va la vache ? »
¿’ Caracole : « Rat ! Avatar ! »
] Sélème : « C’est sec… Ta bête te bat ! »
¿’ Caracole : « Et si l’arôme des bottes révèle madame, le verset t’obsède, moraliste ! »